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KINO SENS 1

22 Août 2020

KINO SENS 1

 

" Reusement !...

Sur le sol impitoyable de la pièce (salon ? salle à manger ? tapis cloués aux ramages fanés ou bien tapis mobile au quelconque décor dans lequel j'inscrivais des palais, des sites, des continents, vrai kaléidoscope dont mon enfance jouait, y agençant des constructions féeriques, tel un canevas pour des mille et une nuits que ne m'ouvraient alors les feuillets d'aucun livre ? plancher nu, bois ciré aux linéaments plus foncés, coupés net par la noirceur rigide des rayures d'où je m'amusais, parfois à tirer des flocons de poussière, quand j'avais eu l'aubaine de quelque épingle chue des mains de la couturière de la journée ?) sur le sol irrécusable – et sans âme – de la pièce ( velouté ou ligneux, endimanché ou dépouillé, propice aux courses de l'imagination ou à des jeux plus mécaniques), dans le salon ou la salle à manger, dans la pénombre ou la lumière (suivant qu'il s'agissait ou non de cette portion de la maison dont les meubles sont normalement protégés par des housses et des modestes richesses soustraites souvent, par le barrage des volets, aux attaques du soleil), dans cet enclos privilégié guère accessible qu'aux adultes – et grotte tranquille pour la somnolence du piano – ou dans ce local plus commun qui renfermait la grosse table à rallonges autour de laquelle toute une partie de la famille s'assemblait pour le rite des repas quotidien, le soldat était tombé.

Michel Leiris. "L'âge d'homme". Gallimard

 

 

Pourquoi débuter un texte qui tenterait de préciser la dimension d'une image filmique, par un fragment littéraire ? Par cette suite de gros plans ou mieux de macro plans, qui mettent en avant les nuances affectives d'une image surgie de la mémoire, autrement dit "une image-souvenir" ?

Incroyable, comment cette chute d'un soldat de plomb, un accident infime, vient s'inscrire là, sur la continuité temporelle d'une durée ! Cette chute devient, sous la multiplicité des images qui s'enchaînent, un véritable kaléidoscope du réel, un hors-temps à charge sensorielle capable de raviver un moment, les trous noirs de la souvenance.

Luminosité, senteurs. C'est une sorte de résonance interne qui s'ébauche alors, avec toutes ses colorations émotionnelles.

Elle vient "courber l'espace et plier le temps", pour tenter de briser l'horizon de cet événement et lui rendre toute sa valeur sensible.

C'est avec une telle analogie, cette chute, - une chute qui pourrait aussi bien rappeler la magie de la pellicule plongeant derrière le viseur du projecteur, ou ce fragment 16 ou 35 mm, répertorié au crayon blanc, qui attend sur le chûtier d'être intégré à la suite articulée d'un film monté -  oui, c'est avec une telle analogie, que nous voudrions aborder le thème du court-métrage.

Nous aimerions attirer l'attention sur ce clivage : la brièveté, la fugacité de l'événement réel, l'intensité sensorielle qui le subvertit, le démultiplie, lui donne sens.

Cette intensité nous la qualifierons de moléculaire. Elle est atomique, de même nature que la gélatine elle-même, preste à retranscrire les tonalités du réel et de l'imaginaire, dans un double jeu de "vu et de non vu, de dit et de non dit, d'actuel et de virtuel".

C'est avec elle et à sa vitesse uniquement, que peut s'engendrer une cristallisation, c'est-à-dire un choc émotionnel qui esquive le temps présent, lui ravit sa primauté pour nous introduire plus avant dans la mémoire et la pensée. Nous échapperions par là, au pouvoir de l'Idée, utilisant ce terme pour limiter tout ce qui relève de l'exploitation d'un gag, d'un jeu qui ne se borne qu'au narratif.

Pour mieux nous faire comprendre, nous allons faire une distinction entre ces deux questions :

 "Que se passe-t-il à la fin de ce temps ? et "Que se passe-t-il durant ce temps ?"

 

 

 

 

"Que se passe-t-il à la fin ?", c'est la question leitmotiv. Quand vous allez voir un producteur, c'est bien celle-là qu'il vous pose :

" - Bon, abrège qu'est ce qui se passe à la fin et quels comédiens pour le casting ?"

Et que se passe-t-il ? Le plus souvent rien, si ce n'est, sous nos yeux hébétés, tous les ingrédients, les clichés exigés par les modes, les rythmes, les sons. Au mieux, une bonne réussite commerciale. Mais à la fin, rien. Un simple retournement, une explication qui limite et abrège le véritable propos filmique, le dote d'une brève et fallacieuse symbolique.

 

L'autre question, "Que se passe-t-il durant ?" peut correspondre à l'une des bonnes questions.

Une question qui permettrait de rendre au court-métrage son entité propre, son champ expérimental et opératoire pour le libérer, enfin, de la tendance générale à le considérer comme le parent pauvre du long ou mieux, son stade préparatoire. Une question pour lui rendre son statut propre, son rythme, son TEMPS.

Ma problématique n'est pas nouvelle, mais reste toujours posée. Elle touche le septième art, la vie, la création en général.

En ce qui concerne le septième art, il est affligeant de le voir se soumettre aux artifices du clip, du message publicitaire, de le voir se dénaturer sous des visées conceptuellement édulcorées.

Nombreux sont les cinéastes qui ont soulevé toutes ces questions et tenté une approche cinématographique différente. Pour eux, prévalait un élément de subversion mieux apparenté aux exigences de l'art qu'à celles du sponsoring.

Me reviennent en tête, les fragment de "Portrait of the Artist as a young man" de Gérard Malanga, les explorations d'Andy Warhol dans "Bufferine", les jeux textuels et vocaux de Peter Greenaway dans "Dear Phone", "H is for House" et cette étrange quête qui anime la seule tentative cinématographique de Samuel Beckette : 'Film".

Toutes ces images reviennent en foule, en appelant d'autres.

En quelques minutes s'initie un jeu avec l'accidentel, le non-dit, l'interdit.

Avec le secret : LE SENS.

Un sens qui brûle trop parfois, comme la pellicule elle-même dans le film de George Landow : "Bardo Follies". Cette image pour signaler la victoire de sa venue . Le sens comme une météorite sur le ciel noir de nos consciences gelées, saturées par le ressassement d'images faussement informationnelles.

 

"…Reusement !"

Ainsi se termine l'extrait de texte de Michel Leiris, précédemment cité car "…Reusement" serait le tempo d'une manière de filmer qui renouerait avec un jeu trop souvent banni et éclipsé.

Un cine-jeu avec le sens, un "Ciné œil". Car "… Reusement" c'est aussi le mouvement que le sens crée chaque fois qu'il plie l'Idée pour apparaître.

Et la bonne question serait celle qui lui frayerait enfin cette voie.

" –Qu'avez voulu dire ?", "Qu'avez-vous voulu montrer qui puisse lever la détresse de sens que connaît notre époque ?"

Nos jours manquent de souffle comme le court manque de temps. A nous de forcer le rythme pour capter les fulgurances et résurgences de l'instant. Car si réponse il y a, elle se cache sous la durée intrinsèque des images et non dans leur enchaînement chronologique

 

 

 

 

 

Trouver "l'image juste", ne plus faire "juste une image".

Une image juste, parce que capable de se libérer de tous les simulacres du cliché pour devenir une sorte d'image "thérapie".

Alors pourquoi avoir tenté d'en extraire le sens avec ce passage de Leiris, qui n'est que littéraire en fin de compte ?

Parce que les mots nous montrent qu'elle doit être de cette nature-là. Elle doit posséder ce pouvoir d'atomisation, de cristallisation, cette fonction d'appropriation et de contagion du réel, pour permettre aux images de se frayer un passage vers la mémoire et la pensée.

C'est ce type de mouvement adapté à la substance filmique qui doit s'immiscer sur nos consciences pour y susciter les déflagrations d'un sens. Un sens en rapport à nos devenirs propres, à nos déambulations

ontologiques.

A faire court ou long, il s'agit de retrouver cette image-là.

Des règles pour la capter ? Il n'y en a pas.

Elles appartiennent aux talents inventifs, au génie du réalisateur. A chacun d'en dresser sa typologie propre.

Il serait prétentieux de dire que le court-métrage doit être au septième art ce que l'aphorisme est à la pensée, mais la question que nous venons de soulever est de cette ordre-là.

Que le court-métrage soir un aphorisme de vie et de sens, langage de poésie, temps d'autoscopie interne pour renouer avec ce monologue intérieur si cher à Pier Paolo Pasolini.

Je laisse à Michel Leiris le soin de clore ces propos, y associant les explorations énigmatiques de "A Walk Trough H" de Peter Greenaway.

 

 

" … que cette chose tombée fût un objet ressortissant de ce monde clos des jouets – qu'on enferme dans des boîtes quand on a fini de s'amuser – à ce monde prestigieux et séparé dont les composants, par leur forme, leur couleur, tranchent sur le monde réel en même temps qu'ils le représentent dans ce qu'il a, peut-être de plus aigu. Monde à part, surajouté au quotidien (…), monde intense, analogue à tout ce qui, dans la nature, fait figure de chose d'apparat : papillons, coquelicots dans les blés, coquilles, étoiles du ciel, et jusqu'aux mousses et lichens, dont rocs et troncs ont l'air d'avoir été paré."

 

 

 

"C'est à l'erreur que je vous pousse, à la sainte erreur… Voici que s'ouvre, dans le soleil rouge d'une après-midi d'automne étouffante, dans une atmosphère de mort, votre fête."

Pier Paolo Pasolini. "Lettre adressée à Antonello Trombodori,

Sdirecteur de la revue " Il Contemporeano", le 7 juin 1956.

 

 

 

Lydie CANGA. Paris. Novembre 1992.

 

Reférences : Gilles Deleuze, "l'image -temps".  Joelle Mayet Giaume "Le fil intérieur" sur Michelangelo Antonioni. Jean Luc Godard pour "L'image juste".

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